Voyage, voyage

 Voyage, voyage,
 Plus loin que la nuit et le jour,
 Voyage,
 Dans l’espace inouï de l’amour,
 Voyage, voyage,
 Sur l’eau sacrée d’un fleuve indien,
 Voyage,
 Et jamais ne revient.

Desireless

Impossible de dormir dans ce chaudron. Quand ce n’était pas la cacophonie incessante de la rue, c’était cette atmosphère brûlante et moite qui semblait ne jamais s’adoucir, pas même la nuit. Avec l’orage de la veille, il avait espéré que les températures diminuent un peu, mais c’était à croire que ce pays était maudit. Tant qu’il était bloqué ici, il devrait supporter ce climat qui était en train de le rendre fou.

Il décida de se lever pour marcher un peu dehors. À la recherche d’un peu de fraîcheur. Même si ça voulait dire aller boire une de leurs bières dégueulasses. Il était prêt à tout, même à cela, pour ressentir ne serait-ce qu’une minute, quelque chose de froid traverser son corps.

Quand il se souleva pesamment de son lit, un cafard courut juste à ses pieds. Il n’essaya pas de le tuer. C’était peine perdue. Ils étaient des centaines à courir sous les planchers. Il les entendait cliqueter la nuit. Parfois ils faisaient même plus de bruit que les klaxons de la rue.

Zigzaguant entre les corps endormis, il alla jusqu’au placard où était rangé son sac à dos. Il y sortit sa dernière chemise à peu près propre, et son unique short, qui lui n’était pas propre du tout. Puis il sortit de sa chambre en essayant de ne pas réveiller les trois jeunes avec lesquels il partageait le dortoir. Il avait beau être tombé bien bas, il avait encore un peu de respect pour les gens, même si c’étaient des enfoirés d’amerlocs. Pour une raison qui le dépassait, ces crétins semblaient dormir du sommeil du juste. Ils avaient foutu le bordel partout dans le monde, mais avaient la conscience tranquille. C’en était presque comique.

À l’entrée de la guest house, le jeune qui tenait le comptoir l’arrêta.

– Sir, votre père a appelé, il a laissé un message
– Thank you

Il ne prit même pas la peine de regarder le papier que l’Indien lui tendait. De toute manière il savait déjà ce qui était écrit. Ils avaient la même conversation depuis des années. Ils l’avaient eu en Amérique, en Australie, en Chine, et maintenant qu’il était en Inde, son père n’avait pas changé de discours.

Non. Il ne rentrerait pas.

Il ne lui ferait jamais le plaisir de lui donner raison. Ni à lui, ni à tous les autres. Jamais il ne renierait son voyage. Même si, il le voyait bien, depuis quelques mois, quelque chose commençait franchement à partir en couille.

Au début, pourtant, tout semblait parfait. il s’était pris pour Christopher Mac Candless dans Into The Wild. Il faut dire que dans les premiers temps, tout ça avait de la gueule. Arrêter ses études à la con. Les envoyer tous paître. Leur rire au nez, à ces lâches qui n’étaient pas capable de faire ce qu’il fallait pour être heureux. Particulièrement ses parents. Quand il publiait des photos magnifiques sur Internet, sachant qu’ils étaient comme des cons dans leur pavillon merdique, c’était comme leur faire un immense doigt d’honneur. Du haut de sa jeunesse, de sa fraîcheur, de sa légèreté, il leur prouvait qu’il valait bien mieux qu’eux.

La première année avait été splendide. Il avait traversé l’Amérique du Sud en stop, avait rencontré des gens merveilleux. Des gens qui lui avaient ouvert leur cœur et leur maison sans rien demander en retour. Il avait aimé, et s’était laissé aimer par des filles qui ne l’auraient jamais même regardé auparavant. Il avait senti la puissance incroyable de la liberté. Il avait vécu la beauté. La perfection. La sensation de faire un avec l’univers. Il avait parlé à Dieu et à la Mort. Tout cela avait une intensité extraordinaire.

Où est-ce qu’elle était passée cette intensité? Quand il repensait à ces moments il avait l’impression que c’était une autre personne qui avait vécu tout cela. Comment peut-on changer tellement en l’espace de quelques années? Dans la rue, il regarda les Indiens autour de lui. Toute cette saleté, cette misère le dégoûtait de plus en plus. Il avait l’impression qu’elle avait déteint sur lui. Il regarda ses ongles crasseux. Sa peau brunie et trempée de sueur. La blessure à son bras n’allait pas en s’arrangeant. Désormais la tâche était violette, et recouvrait une petite dizaine de centimètres. Plier son bras lui faisait de plus en plus mal. Alors il ne le pliait plus. De toute manière c’était son bras gauche et il était droitier.

La deuxième année, il était remonté vers les Etats-Unis. À l’époque, déjà, il avait senti avec étonnement que quelque chose s’émoussait. Que l’intensité n’était plus aussi forte qu’au début. Mais il avait continué à y croire, et puis de toute manière, ça continuait à être bien mieux que leurs vies de merde.

Financièrement par contre, ça devenait un peu compliqué, et il s’était résolu à bosser un peu. Mais au début ça avait été facile. Il avait trouvé le taf le plus stylé du monde : barman à San Francisco. Ça claquait sérieusement sur Facebook, et il avait beau s’en foutre complètement, il n’avait pu s’empêcher de ressentir une immense fierté en voyant les centaines de likes. Il était si cool. Il les avait tous tellement niqués.

Pendant quelques mois, sur le papier en tout cas, sa vie était encore plutôt pas mal. Il était beau gosse, il n’avait pas encore tous ces boutons horribles sur le dos, et son visage ne s’était pas creusé comme il l’était aujourd’hui. Et puis les Américaines adoraient son french accent. L’une d’elles était devenue sa copine. Ils vivaient dans un deux-pièces un peu merdique, à une heure du bar en bus. C’était loin et fatigant. Quand il pouvait, il préférait dormir chez une fille de passage au bar, si tant est qu’elle n’habitât pas trop loin, ou qu’elle ait une caisse. C’était par pure flemme. Il ne les baisait même pas à chaque fois. Mais sa copine ne comprenait pas. Elle lui tapait des crises monumentales, et il supportait, un peu résigné. Entre sa paye minable et le prix exorbitants des loyers à San Francisco, il ne pouvait pas trop la ramener. C’était déjà une chance d’avoir un appart gratos, et une meuf gentille pour le sucer quand l’angoisse venait.

Au bout d’un moment, elle l’avait quand même foutu dehors. Il avait probablement un peu merdé quelque part, mais il ne se souvenait plus quand. Il avait essayé d’aller chez deux, trois autres clientes, mais la seule qui l’accepta, c’était une avocate, la cinquantaine bien tassée, qui exigeait de lui qu’il la baise à toute heure du jour et de la nuit. Elle avait un appart magnifique sur les hauteurs de la ville, et les draps les plus doux dans lesquels il avait dormi depuis des années, mais il était quand même parti au bout de deux semaines. Il n’était pas encore prêt à devenir une pute.

Aujourd’hui, s’il n’avait pas si mal au bras, ses petits cas de conscience le feraient presque rire. Il était si prude à l’époque. S’il avait su ce qui l’attendait par la suite, baiser une vieille même pas moche pour un appart sur les hauteurs de San Francisco lui aurait semblé être un putain de bon plan.

À l’entrée du restaurant il fouilla sa poche et en sortit ses derniers billets. C’était un peu l’éternel dilemme depuis des mois. Manger ou dormir en sécurité. Il savait que s’il commandait un dîner ici, il devrait quitter la guest house quelques jours plus tôt. Il avait déjà calculé qu’il pourrait y rester jusqu’au 20, allez, jusqu’au 25 s’il arrivait à faire pitié au jeune du comptoir comme le mois dernier. C’était un bon p’tit gars, mais son connard de patron veillait au grain. De toute manière, il s’était déjà préparé mentalement à dormir dehors. Surement près de la gare, comme il avait fait à son arrivée en ville. Mais s’il pouvait gratter 2 ou 3 jours sous un toit, il préférait. C’était quand même une toute autre histoire de dormir dehors en Inde qu’au Canada…

Après les Etats-Unis, c’est là-bas qu’il avait continué. Il était parti en stop, son moyen de transport préféré, mais à vrai dire cette fois-ci l’envie manquait un peu. Les interminables attentes sur le bord des routes n’avaient plus la saveur excitante qu’elles avaient au début. Surtout quand les camionneurs lui demandaient une petite compensation. Encore moins quand leurs affaires terminées, il se retrouvait quand même à dormir dehors.

Au début ça lui avait fait bizarre, de passer de voyageur à SDF. De l’extérieur, sa vie ne changeait pas tellement par rapport à sa première année de voyage. Après tout, en Amérique du Sud, il dormait presque toujours sous sa tente. Mais quelque chose était différent désormais : il n’avait plus le choix. Et quand son compte en banque avait été vide pour la première fois, après 3 ans et demi de voyage, la sensation, la nuit, dans son ventre, elle aussi avait été bien différente.

Allez rentre maintenant, tu sais bien que je te paie le billet. Tu es où?

S’il n’y avait pas eu ce putain d’argent, les choses ne seraient pas si compliquées. Il n’avait jamais été très doué pour gérer son budget, et il faut dire qu’en Inde, même en bossant pour des Européens, on ne gagnait quasiment rien.

Mais pourquoi tu ne rentres pas? Je comprends pas. On t’aidera fils. On t’aidera à trouver un boulot. Ou tu pourras même rester à la maison si tu veux, on te fera pas chier. Reviens s’il te plait. On n’en peut plus. On a tellement peur pour toi.

Il avait trop honte. Il les avait tous insultés. Ses parents, ses amis, même son petit frère qu’il adorait pourtant. Il leur avait dit à tous leur quatre vérités, et quelques mensonges, avec des mots si ignobles qu’il n’osait même plus y repenser. Il ne pourrait pas supporter leurs regards. Leurs commentaires. Leur pitié. Ou leur condescendance. Il n’assumerait jamais ce qu’il était devenu. L’échec qui lui collait désormais à la peau. Sa déchéance. Sa gueule de toxico.

Qu’est ce qu’on t’a fait pour que tu nous fasses tellement souffrir?

Lui même n’en savait rien. Il se posait parfois la question, mais c’était devenu trop lointain, trop fatiguant d’y réfléchir. Il y a avait comme une boule d’énergie dans son cerveau qui l’empêchait d’accéder à ses souvenirs. Et quand il y allait quand même, qu’il essayait de forcer ses pensées à pénétrer ces zones-là, il se sentait tout à coup vidé, et il abandonnait. Quelque chose avait foiré, c’est sûr. Mais c’était trop dur d’aller fouiller là-bas. Et puis désormais, ça ne servait plus à rien.

Il ne savait pas depuis combien de temps il marchait, mais surement plus d’une heure, car il vit la façade rouge qu’il connaissait bien. A l’entrée, Amar lui fit un signe de tête et ouvrit la porte. Il s’avança mécaniquement vers le salon.

Pourquoi il rentrerait? Pour vivre la même vie qu’eux? Il les voyait sur Facebook, les amis qui finissaient leurs études, qui se mariaient, les bébés qui naissaient, les pavillons achetés, avec des crédits sur 30 ans. Il les haïssait tous autant qu’ils étaient, ces crétins. Étaient-ils à ce point aveugles? Ne voyaient-ils donc pas que le monde était entrain de courir à sa perte, et que ça ne servait à rien de lutter? Même son meilleur pote avait fini par céder, ce traître. Le même pote avec lequel il rêvait du Grand Soir. Aux dernières nouvelles, il était devenu plombier. La grande classe. Abruti.

Autour de lui, dans les lits de camps aménagés , un mélange d’indien et d’occidentaux délirait tranquillement. Amar s’avança vers lui avec un plateau, et le posa sur la petite table à côté du lit où il s’était installé. Il lui donna les derniers billets qui traînaient dans sa poche. Tant pis pour la fin de mois…

Il saisit la seringue, et sans même se préparer enfonça l’aiguille dans son bras, à l’endroit précis où la chair était devenue violette. Il sentit une délicieuse sensation froide infiltrer progressivement son membre, jusqu’à son épaule, puis son ventre.

En fermant les yeux, il se coucha doucement sur le lit de camp. Des flashs de sa première année de voyage lui vinrent à l’esprit. Il repensa à la route. A la confiance qu’il avait. Aux filles qu’il avait aimées.

A la puissance de la liberté.